Novarina : la messe est dite…
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Avignon, Cloître des Carmes
Dans le Cloître des Carmes, à la belle étoile, le grand prêtre Valère Novarina dit sa dernière messe, Le Vivier des Noms. Spectatrice de L’Acte inconnu, en 2007 – puis du Vrai Sang, quelques années plus tard – cette pièce avait alors constitué une première approche du théâtre contemporain, du moins non boulevardien et vaudevillesque, et a donc probablement joué un rôle majeur sur le choix des pièces ensuite effectué. Mais depuis 2007, sur sa scène, rien n’a changé – sauf son public, qui a vécu huit ans de théâtre pendant tout ce temps. Alors cette messe sera une messe d’enterrement et non de célébration ou d’eucharistie, une messe qu’il est nécessaire d’entendre, pour commencer le deuil.
Pas de mistral ce soir, il fait au contraire encore chaud quand s’installent ceux qui formeront le « Seigneur public ». Les chauves-souris commencent déjà à voler entre les voûtes et les gargouilles du cloître, et l’on attend sagement face à un parterre de dessins. Art brut ? Finalement non car ils sont de Novarina lui-même, et qu’ils ne se situent pas hors des normes esthétiques, qu’ils s’inscrivent bien dans une démarche intellectuelle. Et ces dessins en noir et rouge, les lecteurs de Novarina en ont peut-être le souvenir, car il en a proposé un à P.O.L. pour illustrer son recueil de textes Le Théâtre des Paroles, une espèce d’éléphant qui accourt, plutôt énigmatique.
La scénographie se limite à eux, à ces dessins, posés au sol comme des cartes pour une patience – qui sera nécessaire –, ou dressées à la verticale, à cour, comme pour un château de cartes cette fois. Animaux, corps, traits, gribouillis, leurs couleurs et leur style les unissent, leur ôtent leur singularité intrigante, que leur position empêche de toutes les manières d’apprécier comme des œuvres. Mais ainsi placés sur toute la surface de la scène, ces dessins, qui vont parfois être soulevés et révéler un rectangle noir, évoquent des tombes. On est là dans un cimetière, qui va être envahi par des corps de morts ou de vivants, ou de morts-vivants, et par des mots à n’en plus finir. Il s’agit donc bien d’un enterrement. Mais un enterrement qui s’inscrit dans la tradition chrétienne, car le but est moins de pleurer le mort, de l’allonger en terre et de le recouvrir d’une pierre gravée à son nom, que de célébrer sa résurrection, son entrée dans la vie éternelle, à l’exemple de celle du Christ. Novarina dit « Le texte gît et l’acteur le redresse, le ressuscite » – mais pour que le miracle ait lieu, encore faut-il croire.
La référence religieuse n’est pas que métaphorique, elle parcourt tout le spectacle, toute la démarche de Novarina et de ses comédiens (récemment, un colloque lui était consacré avec pour question : « Valère Novarina : une poétique théologique ? »). Genèse, 1,5 et 1,10 : « Et Dieu nomma la lumière, jour ; et il nomma les ténèbres, nuit », « Et Dieu nomma le sec, terre ; et il nomma l’amas des eaux, mers ; et Dieu vit que cela était bon ». C’est d’abord Agnès Sourdillon la créatrice, qui nomme après Novarina (loin de l’Agnès de L’Ecole des femmes, dans la mise en scène de Didier Bezace, éteinte, abêtie, idiote presque), avec sa voix grailleuse qui évoque Piaf. Elle dit le nom de lieux, de meubles, de détails qui évoquent le dandysme décadent de Jean des Esseintes par la rareté des matières et des objets désignés, dans le but de créer un décor superposé à celui qui est déjà là. Mais cette parole désigne moins ce qu’elle invoque qu’elle-même, et l’espace s’évanouit aussitôt apparu dans le temps de sa prononciation, et la scène reste ce qu’elle est, simplement recouverte de dessins immobiles.
A la suite d’Agnès Sourdillon, Claire Sermonne, l’Historienne, vient nommer à son tour. Il ne s’agit plus ici de faire voir une réalité absente, mais d’appeler – L’Homme qui…, La Femme à…, L’enfant…, Celui qui… – tout au long du spectacle. C’est ainsi, dit Novarina, que tout a commencé :
« Parmi mes différents carnets, l’un s’appelle « Le vivier des noms » ; j’y note des noms de personnages, chaque fois qu’il m’en vient un, jusqu’à me transformer certains jours en animal appelant, en une source perpétuelle de noms… Plusieurs milliers de noms me sont venus ainsi, comme dictés, je ne les retouche jamais. Lorsque je n’écris plus, je dessine les personnages à l’encre rouge et à l’encre noire… D’autres jours, je les écoute et ils parlent. Le Vivier des noms est né peu à peu de ce surgissement, de cet appel continu ».
Sans systématisme, ces noms s’accompagnent parfois d’entrées en scène plus ou moins longues – comme l’homme mort allongé sur un chariot, qui se redresse et parle (résurrection) –, d’équivalences corporelles, physiques, matérielles, bien que la désignation ne rejoignent jamais parfaitement le désigné.
Nommer les choses, dans l’espoir de susciter une présence, assimiler la parole à un geste, dans la recherche d’une performativité – celle théorisée par Austin –, ça encore, on le retrouve dans le rituel religieux. Prononcer un sacrement, bénir des offrandes, accorder le pardon, célébrer la résurrection, mais surtout opérer la transsubstantiation, qui transforme le pain et le vin en corps et sang du Christ dans l’Eucharistie sont autant de paroles qui veulent avoir valeur d’actes et qui sont reçues comme telles par les croyants. Ici, ce sont les mots qui sont supposés revivre, redevenir matière vive par leur mise en bouche par les comédiens, et la langue, véritable objet du spectacle, éternelle préoccupation de Novarina, est jouée et retournée dans tous les sens. Jeux sur les sonorités et la prononciation, remotivation des signes par déconstructions, délires absurdes par déplacements de lettres, rêveries sur les noms de pays à la Proust, réflexion sur le genre des mots, fascination pour les chiffres et leur impossible terme… tout cela s’accumule sur scène, s’y entasse, sans narration aucune, sans logique autre que celle litanique de l’exploration du langage et de ce qu’il fait à l’homme.
Mais le vivier est le réservoir qui conserve les poissons en attendant leur consommation. Donc s’il garde vivant, c’est en vue de la mort par dévoration, et les mots meurent en effet au moment même de leur profération. Ils meurent d’autant plus cruellement que pris dans l’accumulation infinie, ils sont situés hors de tout ancrage. Agnès Sourdillon évoquait une guerre ou deux en préambule du spectacle (comme si on parlait d’un fauteuil ou deux), mais ce contexte à peine esquissé s’est aussitôt évanoui, comme le reste, et la parole reste hors de tout, de tout temps et de tout espace, identique depuis 2008 – comme elle peut l’être à la messe, par la répétition des mêmes phrases immuables, dénuées de sens à force. C’est pour cette raison que Novarina peut annoncer la reprise d’une scène d’il y a huit ans, dans L’Acte inconnu (le baptême, précisément, ironie), en prétendant le faire avec un humour qui devrait faire passer la pilule. Et il aurait pu ne pas même le préciser, car cela ne perturbe en rien l’ensemble, car on en est exactement au même point depuis huit ans (depuis 2015 ans ?).
Comme dans un service chrétien – décidément – ces lectures, ces intentions de prière, ces sermons, sont ponctuées par des chants. Là, Christian Paccoud à l’abri sous les voûtes s’avance sur scène avec son accordéon, et l’acteur se met à chanter. Mais pour le coup, pas des chants sacrés qui élèveraient l’âme par la beauté et la spiritualité de la musique composée pour des textes latins, par des polyphonies a capella et la rondeur de voix non lyriques, pleines. Non, là c’est la dégringolade – quand même pas au niveau des chants ringards à la « Jésus revient parmi les siens » – mais à celui (par ailleurs estimé) de la comédie musicale, qui arrive comme un cheveu sur la soupe. On a parfois l’impression d’être face à un Disney, lorsque le personnage se met à chanter tout à coup en reprenant les dernières phrases qu’il a dites sur des accords faciles, prêts-à-séduire. Là, pareil, l’acteur se tourne encore plus explicitement vers le public que d’habitude et tente de trouver un autre moyen d’entrer en communication avec lui. Celle-ci est donc désignée de façon encore plus claire, alors que les remarques métathéâtrales qui exhibent la mise en scène de la parole parcourent le spectacle, sollicitant une connivence, la forçant – et du même coup la détruisant.
La durée estimée du spectacle était de deux heures onze – on retrouve dans cette précision du maniérisme de Novarina –, et il nous est finalement annoncé in extremis, au moment de s’installer, qu’elle est en réalité de deux heures quarante. Une demi-heure de plus qu’on te prend à ton insu mais qui laisse encore le temps de réfléchir le regard tourné vers les étoiles. Tout n’est pas à fuir dans les célébrations religieuses, tous les textes et toutes les paroles ne sont pas à rejeter, et parfois même une messe d’enterrement est indispensable pour accepter la mort, la perte définitive de l’être cher et le fait que la seule résurrection possible réside dans le souvenir. Mais sans la foi qui anime les fervents, les fait rire et murmurer que tout est à prendre en notes, on a le sentiment d’être un cancre assis au fond de l’église, parfois capté par un mot mais la plupart du temps en marge, dans le recul critique, voire le rire aussi, mais de dérision. La messe est dite, Novarina aura pu être d’une importance cruciale mais il faut aujourd’hui lui dire adieu, sans regrets, avec reconnaissance même, et se tourner vers ce qui reste bien vivant.