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Printemps , Coupez le téléphone. – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Printemps , Coupez le téléphone.


Un peu moins d’une heure, c’est le temps que dure … Du Printemps mis en scène par Thierry Thieû Niang. Ou l’histoire d’un livret Le Sacre du printemps d’Igor Stravinski qui fit scandale en son temps, et qui proposé au Gymnase Saint Joseph, dans le cadre du 65ème festival d’Avignon, remporte les suffrages de la salle. Retour sur l’applaudimètre…
« Le massacre du printemps »
C’est en partie sous ce titre que furent accueillis Serge Diaghilev et Vaslav Nijinski lorsqu’ils présentèrent Le Sacre du Printemps, le 29 mai 1913, au Théâtre des Champs-Elysées. Nouveau théâtre des frères Perret, inauguré quelques jours plutôt par Claude Debussy (lequel avait connu les mêmes mésaventures, le 22 mai 1911, au Châtelet, avec son Martyr de Saint Sébastien à cause de la figure androgyne du Sébastien joué par Ida Rubinstein. C’était aussi avec Les ballets russes de Diaghilev). Ce 29 mai 1913, dans un monde artistique en pleines mutations qui remet en cause l’art figuratif, se nourrit des arts africains, et rompt avec le mimétisme, les règles de composition des œuvres ainsi que la finalité de l’art. Au parterre, la critique et le public considéront qu’il y a là un scandale, quand d’autres, comme Jean Cocteau, se range à ces formes novatrices.
Pierre Laloy raconte cette nouvelle bataille d’Hernani : « J’étais placé au-dessous d’une loge remplie d’élégantes et charmantes personnes de qui les remarques plaisantes, les joyeux caquetages, les traits d’esprit lancés à voix haute et pointue, enfin les rires aigus et convulsifs formaient un tapage comparable à celui dont on est assourdi quand on entre dans une oisellerie. (…) Mais j’avais à ma gauche un groupe d’esthètes dans l’âme desquels Le Sacre du printemps suscitait un enthousiasme frénétique, une sorte de délire jaculatoire et qui ripostaient incessamment aux occupants de la loge par des interjections admiratives, par des « bravos » furibonds et par le feu roulant de leurs battements de mains ; l’un d’eux, pourvu d’une voix pareille à celle d’un cheval, hennissait de temps en temps, sans d’ailleurs s’adresser à personne, un « À la po-o-orte ! » dont les vibrations déchirantes se prolongeaient par toute la salle. » Ces « esthètes » glapissants composent une sorte de claque, engagée par Diaghilev pour soutenir la création contre d’éventuels opposants. Et Adolphe Boschot d’ironiser de plus belle dans L’Echo de Paris sur « bonnets pointus et les peignoirs de bain » dont sont affublés les danseurs « qui répètent cent fois de suite le même geste : ils piétinent sur place, ils piétinent, ils piétinent et ils piétinent… Couic : ils se cassent en deux et se saluent. Et ils piétinent, ils piétinent, ils piétinent… Couic… » et regrette cette « pose tortionnaire » et un « unanime torticolis ».
Clivage inattendu et imprévisible qu’Igor Stravinski n’avait sans doute pas imaginé quand, en 1910, alors qu’il travaille encore à son Oiseau de feu, lui vient le motif de ce chef-d’œuvre qu’il évoque dans ses Chroniques : « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rituel sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, en observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps ».
Au fait, le scandale tenait à la musique qui s’émancipait des harmonies connues et reconnues.Cette liberté qui fit que le champ musical, et bientôt ce que l’on appellerait « l’océan des sons », n’était plus seulement un complément qui venait soutenir la fable, mais qu’elle gagnait un nouvel état en devenant un supplément. Elle ajoutait plutôt qu’elle ne répétait. Quant aux codes chorégraphiques, comme pour Hernani, ce fut une question de pied. Imaginez que les danseurs, (sacrilège !), adoptèrent à plusieurs reprises « les pieds en dedans ». Contrairement à l’en-dehors académique…
Du Printemps : le bond, la marche…
De celui de Béjart, de celui de Pina Bausch… de celui d’Angelin Preljocaj, en 2001, qui au tableau final, met à nu, dans une scène violente (mi tentative de viol, mi bagarre), Nagisa Shirai, jeune à la superbe nudité, au corps nerveux au prise avec la vie qu’on veut lui enlever… Magnifique, hypnotique, ce mouvement où un corps ferme, beau, épargné par les amas graisseux que cumulent les années, les rides qui creusent les travers du sujet, la grisaille et la corrosion : la rouille… contre la mort, se débat.
Le débat pourrait s’engager à cet endroit, non sur la beauté du corps, mais sa vitalité, sa vivacité. Le corps, cette extraordinaire machine plastique obéissant à un esprit qui commande le mouvement. Le débat, s’il devait avoir lieu, pourrait commencer à cet endroit. Là où la danse appelle la pensée de Valéry dans la Parabole « l’âme et la danse » lorsqu’il écrit : « Le bon de la danseuse, qui entre dans l’exception et qui pénètre dans ce qui n’est pas possible, représente la création, née de son écoute de la musique que traduit le mouvement de ses pieds, en raison de la relation particulière qui unit son oreille et sa cheville. Un sens abstrait puisqu’il ne donne rien à voir ni à toucher ». Ou, et plus près de Diaghilev et de Nijinski (qui a inventé le « bond ») que Claudel décrit comme la « la victoire de la respiration sur le poids ». D’un autre côté, en guise d’argument et de contrepoint, on pourrait citer les principes dont Merce Cunningham dit qu’ils sont le fondement de la danse. Et rappeler que le premier principe est la marche.
De la vingtaine d’interprètes de 60 à quatre-vingt-sept ans qui sont sur le plateau et donnent …Du Printemps, on est en droit d’admirer la performance physique qui repose sur un travail d’une heure où le corps, âgé, livre une énergie tant physique qu’organique. On est en droit, même de s’interroger d’interroger le mouvement répétitif de bras levés, de courses plus ou moins longues, de nudité partielle… et se dire que Du Printemps est une adaptation libre qui ne s’adapte pas à l’âge des interprètes, mais qu’il s’agit d’une lecture du Sacre du Printemps. On est en droit de poser un regard différent sur la discipline de ce groupe qui, très professionnellement donne le meilleur comme n’importe quel acteur à l’exercice dans son métier.
Et saluer ce challenge pour ce qu’il proposait de mettre en avant : l’étude d’un groupe ethnique représentatif d’un état de la vie qui fuit la mort et n’en reste pas moins habité par le désir de vie. Applaudir ce groupe, d’une certaine manière, c’était ainsi contempler, dans un rapport d’identité, ce qui est prévisible, attendu, gagne du terrain… Ou un art de vieillir plus lentement peut-être, un art d’entretenir un souvenir.
Et pour autant que ces lignes paraîtront peut-être dures, c’est bien à cette image obsédante que renvoyait la circularité du mouvement (à l’envers des aiguilles d’une montre) engagé dans un compte à rebours dont la marche du temps se fout éperdument. Et la dislocation du groupe, pour n’en laisser qu’un seul au terme de cette danse macabre, dit bien que l’on « finit seul ». Périphrase polie pour dire la mort. Et renvoie moins au dernier tableau du Sacre du Printemps : l’élue.
Au sol, les perruques qui servaient à maquiller l’âge, les fringues qui dissimulaient les corps éprouvés, ou la nudité partielle qui fait apparaître l’histoire du corps… comme aussi la pauvreté d’un mouvement chorégraphique lié à la disparition de la souplesse, à l’appauvrissement de l’énergie musculaire, ou la répétition des courses et des marches… racontent et montrent moins la vie qui demeure, que les limites de cette vie prise dans l’étau de l’âge.
Les applaudissements seront nourris. La standing ovation est au rendez-vous. M’éloignant du Gymnase du lycée Saint Joseph, je songe à Minetti jouant son rôle dans la pièce de Thomas Bernhardt. Je me souviens du Chant Funèbre d’Auden : « arrêtez les horloges, coupez le téléphone/Jetez un os juteux au chien pour qu’il cesse d’aboyer/ Faites taire les pianos et avec un tambour étouffé/ Sortez le cercueil, faites entrer les pleureuses »… Je me souviens qu’à l’orée de sa vie, l’acteur (parce que c’était son métier) était plein d’une force irradiante. Je songe encore à Susuki Hanayagi, dont Bob Wilson s’est entouré et qui lui rendait hommage dans Kool. Et cette phrase qu’elle lui dit, attachée à son fauteuil roulant, rongée par Alzheimer, les doigts dans le vide : « But I am dancing in my mind » : « Mais je danse dans mon esprit »…