Retour vers le futur
Interroger le présent depuis l’avenir : tel est le pari audacieux que fait Sandra Iché pour sonder la trajectoire du Liban, un pays éprouvé par 15 années de guerre civile (1975-1990) et marqué par une période de reconstruction difficile ; un pays devenu, pour elle, un sujet d’intérêt et de recherche persistant. L’ancienne étudiante d’histoire devenue danseuse puis artiste protéiforme signe avec « Wagons Libres » une proposition humble et expérimentale, simple et complexe à la fois.
En 2000, alors que son directeur de recherche lui conseille d’étayer ses travaux sur le Liban par l’étude d’un média francophone, Sandra Iché découvre l’existence de L’Orient-Express, un magazine beyrouthin fondé dans les années 90 par un dénommé Samir Kassir. Cinq ans plus tard, l’assassinat de cet homme, dont elle était devenue proche, réveille chez la jeune femme le désir de comprendre et de réinterroger le contexte politique instable du pays. C’est le départ d’une nouvelle enquête : le déclencheur de plusieurs retours à Beyrouth, notamment pour s’entretenir avec les anciens collaborateurs de l’intellectuel militant.
De cette trame qui ne fait que reprendre son parcours personnel, Sandra Iché brouille les pistes en refusant toute restitution naturaliste. L’un de ses choix dramaturgiques majeurs consiste en effet à situer le moment de l’énonciation des récits, le sien et celui des autres, en 2030. De là, de là-bas, elle collecte « les archives du futur ». Ainsi, les 22 interviewés portés à l’écran pendant le spectacle (aucun d’eux n’avait d’ailleurs pressenti les révolutions arabes) apportent des « témoignages prospectifs » visant à décoller du constat d’impuissance tangible qui ankylose les mémoires. Les visions exposées englobent, non sans humour, les problématiques touristiques, économiques ainsi que les relations géopolitiques avec la Palestine, Israël, la Syrie ou encore la Chine. La rêverie ira même jusqu’à imaginer le Liban comme une nation footballistique de premier plan.
Par nature, l’enquête est un mode d’approche fragmentaire et la jeune femme s’affirme au plateau dans ce geste qui consiste à récolter et confronter les matériaux. Seule en scène dans un dispositif minimaliste, Sandra Iché accompagne les récits par un univers plastique toujours en mouvement. A l’aide d’un rétroprojecteur, elle fait dialoguer avec les interviews, des diapositives, photos, peintures et autres plans de ville qu’elle recadre et désagrège en permanence. Les extraits vidéo eux-mêmes sont envahis par des décors animés non-réalistes qui enserrent les personnages.
Dans le gymnase du Lycée Mistral, en ce 67e festival d’Avignon, on assiste à une création qui cherche, expérimente, invente une forme originale de restitution de l’Histoire, une forme dont il est impossible de percevoir tous les enjeux ni toutes les subtilités mais qui se donne avec habileté. On se réjouit du rapport humble et accessible qu’entretient la comédienne avec la scène et le public et qui la place du côté d’un travail de présentation plus que de représentation. Son grain de malice nous tient en haleine. Dès le prologue, où elle raconte l’histoire du Café Rawda, son élocution interpelle et ses silences prolongés en pleine phrase, de l’ordre de la syncope, agissent comme des aimants.