Sans Doute
Avec Sans doute, Jean-Paul Delore nous propose de partager des extraits du volume immense de ses Carnets Sud/Nord. Des mots, des conversations, des images ou des textes issus de résidences, de laboratoires menés en Afrique, au Brésil et en France.
La scène est construite de façon totalement frontale. Les uns à côté des autres, les douze interprètes nous font face. Six acteurs chanteurs et six musiciens sont assis ou debout devant leurs pupitres et leurs instruments. Chacun d’eux porte un costume particulier, et leur disposition nous donne l’impression d’être face à une galerie de portraits, comme dans les premières et dernières pages des albums de Tintin. Un homme au visage peint en rouge avec un grand manteau ressemble à un démon. Dieudonné Niangouna, sous une coiffe de type Davy Crockett ornée de dents acérées, danse dans une longue robe de soirée argentée. Yoko Higashi, le visage peint en blanc, dans sa longue robe verte, enchaine des mouvements à mi-chemin entre la danse et les katas d’arts martiaux tout en mixant des sons électroniques. Un vieil homme assis à la batterie est enroulé dans des bandages et ressemble à un rescapé de guerre.
Comme le dit Jean-Paul Delore, « la musique a la parole »1. C’est la musique qui rythme et fait respirer ce spectacle. Les acteurs, à tour de rôle, adressent au public des récits hétéroclites, et le plaisir vient de la relation entre ces textes, la façon dont ils sont énoncés et la musique qui les porte, les avale, les transforme et les renvoie sur le rivage. On a bel et bien l’impression d’être sur une plage et d’observer la mer qui va et vient, laissant paraître de temps en temps de drôles de poissons. La musique incessante serait la masse de l’eau, les acteurs et leurs récits, les habitants de ce volume en mouvement.
Les récits sont inachevés, on n’en perçoit que des bribes, en français, anglais, japonais, lari, portugais, xangana et zoulou. Il est question d’une femme qui défèque sur une plage classée par l’Unesco, d’un enfant né sans crier, d’attente dans un aéroport, des fantasmes d’une femme à propos de l’homme dont elle rêve. Les registres s’enchainent, s’entremêlent et se croisent, souvent avec beaucoup d’humour.
Il y a le « Sud/Nord » qui correspond à la volonté d’inverser la direction selon laquelle on évoque – et bien souvent on pense – les rapports entre le Nord et le Sud »2. Car ce sont des récits du sud qui remontent le long des gradins. Une relation parfois amère. Mais l’amertume se transforme au contact de la musique et de l’énergie des acteurs. Comme si le temps de ce concert était une parenthèse, durant laquelle les taches, les dépôts, les ordures qui flottent à la surface des océans et des rapports humains étaient secoués et mélangés dans les flots. Certaines phrases remontent à la surface : « La francophonie, c’est : laisse-moi construire un pipeline pour emmener ton pétrole du Congo en Israël et en échange je te construirai des écoles pour apprendre à tes enfants à dire merci en français. » Mais la musique, les acteurs, le public en rient, car l’heure n’est pas aux règlements de comptes.
Peut-être le bémol à cette proposition serait son adaptation aux conventions du théâtre. On perçoit dans le public une envie de danser, ou au moins de bouger. Les gradins et leurs sièges nous cantonnent à notre position de spectateurs. Certains dansent avec leur tête, certains tapent des mains, mais ces tentatives restent timides et ne prennent pas le dessus. Même quand Niangouna monte dans le public, on sent que tous l’observent et seraient prêts à se lever, s’il le demandait. Mais le cadre du cloître des Carmes, pourtant magnifique en ce soir d’été, agit comme un écrin et maintient la situation théâtrale et la frontalité. Cette retenue fonctionne telle qu’elle. L’envie et l’enthousiasme circule dans l’assemblée et même si le public reste assis et ne passe pas à l’acte, quelque chose de singulier a lieu, pendant cette heure et demie, entre la scène et la salle.
1Entretien de Jean-Paul Delore avec Jean-François Perrier, feuille de salle.
2Idem