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Saramago, biographie inutile – L'!NSENSÉ
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Saramago, biographie inutile

Pour autant qu’une biographie n’explique pas une œuvre, qu’une archive ne réduira jamais l’expérience qui a lieu dans la rencontre avec une œuvre, nous nous autorisons à livrer cet article qui, par certains aspects, renseignera le lecteur sur José Saramago. Notre titre emprunte à Pessoa dont il était un lecteur.

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L’écriture émancipatrice de José Saramago (1922-2010)
par Maria Graciete Besse


Pour parler de l’œuvre de José Saramago, nous prendrons comme point de départ une question qui taraude depuis longtemps les études littéraires, à savoir, ce que peut la littérature dans la société contemporaine, ou, dit autrement, quelles valeurs peut-elle apporter et nous transmettre ? A la fin des années 40, Sartre tente d’y répondre, à partir d’une définition de la littérature étroitement liée à l’engagement nécessaire de l’écrivain « situé ». Par la suite, d’autres critiques se demandent dans quelle mesure les écrivains changent-ils le monde, non plus comme l’entendait Sartre au sens de l’engagement politique, mais en fonction de la manière dont ils réorganisent notre perception des êtres, des valeurs, du présent ou de l’avenir. A travers ces questionnements, divers auteurs montrent que la littérature peut assumer un véritable pouvoir émancipateur, susceptible de transformer tout lecteur qui a le goût de l’interrogation.
Ceux qui connaissent un peu l’œuvre de l’écrivain portugais José Saramago pourraient certainement souscrire à cette observation dans la mesure où la lecture de ses livres, notamment les romans, constitue une expérience d’illumination, nous faisant découvrir un univers qui explore souvent la complexité des relations humaines, les paradoxes de l’Histoire ou encore la déconstruction de certaines mythologies par le biais de l’humour, de l’ironie, de la tentation allégorique, renvoyant toujours à une forme de résistance et à une grande générosité envers les plus défavorisés. Dans chacun de ses livres, Saramago invente des “mondes possibles” et nous invite à la réflexion, manifestant souvent une préférence pour les héros anonymes et opprimés, les femmes salvatrices et les situations les plus inattendues.
Le grand critique Eduardo Lourenço considère que la vie de José Saramago est un véritable miracle. En effet, né à Ribatejo, en 1922, au sein d’une modeste famille d’origine paysanne, il apprend très jeune le métier d’ajusteur, pratique ensuite le journalisme et la traduction, bien avant de devenir l’écrivain autodidacte qui connaît un succès tardif et obtient finalement le Prix Nobel de Littérature en 1998.
Dans la famille de José Saramago, il n’y avait pas de bibliothèque. Son premier livre lui est offert par sa mère à l’âge de 14 ans. Depuis sa jeunesse, il fréquente le soir la bibliothèque municipale de Lisbonne et commence à écrire. Son premier roman, Terra do Pecado, paraît en 1947 et passe complètement inaperçu. Il écrit un deuxième roman en 1953, qui reste longtemps inédit (Clarabóia, publié uniquement en 2011, à titre posthume – il vient de paraître en traduction au Seuil avec le titre La lucarne). Pendant quelques années, Saramago publie dans divers journaux et revues, des poèmes, des contes, des chroniques (réunis plus tard en volume), à la recherche d’un genre littéraire qui lui convienne. On dirait que c’est d’abord la poésie dont il publie deux recueils, puis, il revient au roman, en faisant paraître, en 1976, Manuel de Peinture et de Calligraphie, qui n’intéresse pas beaucoup la critique, malgré son importance, car on y trouve déjà certains questionnements essentiels de l’écrivain. Le théâtre enrichit à son tour la diversité de sa création. Puis, il est tenté par le récit de voyage : en 1981, à la demande d’un éditeur, il publie Pérégrinations Portugaises, une promenade très personnelle à travers les paysages de son pays.
Le virage essentiel dans le parcours de l’écrivain a lieu en 1975. Se trouvant au chômage, après avoir été écarté, pour des raisons politiques, du quotidien Diário de Notícias dont il était le directeur adjoint, Saramago décide de ne pas rechercher du travail et de se consacrer uniquement à l’écriture et aux traductions. Ce choix va s’avérer décisif dans sa vie, le conduisant l’année suivante en Alentejo, où il va vivre quelques mois dans la coopérative agricole Boa Esperança, à Lavre, qui lui fournira le thème de son premier grand roman, Levantado do Chão, paru en 1980 (la traduction française est publiée, au Seuil en 2012, avec le titre Relevé de Terre).
Le monde rural marque profondément José Saramago dont le souvenir des grands-parents maternels berce toute sa jeunesse, au rythme des vacances scolaires passées au village d’Azinhaga. Il en parlera avec émotion dans As Pequenas Memórias, ouvrage autobiographique, publié en 2006. La voix de l’écrivain est en effet empreinte de l’influence des « gens de peu », vouées au silence et à l’indifférence générale. En ouverture de son discours à Stockholm, le 7 décembre 1998, lors de la cérémonie du Prix Nobel, l’écrivain rend un hommage chaleureux à son milieu d’origine, en ces termes : L’homme le plus sage que j’ai connu durant toute ma vie ne savait ni lire ni écrire. A quatre heures du matin (…), il quittait sa couche et partait aux champs. Il emmenait avec lui une demi-douzaine de porcs dont le produit de l’élevage servait à nourrir sa femme et lui-même. Ainsi vivaient de ce peu de choses mes grands-parents maternels : de l’élevage des cochons qui, après le sevrage, étaient vendus aux voisins du village. Azinhaga, c’est le nom du village dans la province de Ribatejo. Mes grands-parents s’appelaient Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha. Ils étaient analphabètes l’un et l’autre.
Ces grands-parents, avec leur vie de labeur, leur grande sagesse, leur dignité, riches de leur culture populaire, ont transmis en héritage à leur petit fils une profonde humanité qui se déploie dans les paroles de l’écrivain et transparaît dans toute son œuvre.
La voix qui émerge des livres de José Saramago est celle d’un homme au parcours atypique qui construit une œuvre puissante, dotée d’une grande exigence esthétique, où s’inscrivent toujours des préoccupations sociales et politiques qui ont provoqué parfois de grandes polémiques – on pense notamment au scandale soulevé par l’Eglise lors de la parution de L’Evangile selon Jésus Christ (1991) ou de Caïn (2009), son dernier roman.
José Saramago était un homme profondément engagé contre toutes les formes d’injustice, avec une immense capacité d’indignation qui l’a fait soutenir par exemple le combat des paysans sans terre au Brésil, ou élever sa voix pour défendre la cause palestinienne, surtout après un voyage à Ramallah qui l’a beaucoup marqué, ou encore attaquer Berlusconni, qu’il n’hésite pas à traiter de délinquant (Le Cahier). Entré en 1969 au Parti Communiste, qu’il n’a jamais quitté, se définissant comme un « communiste hormonal », il considérait que la société véritablement socialiste reste toujours à construire.
Son œuvre connaît plusieurs phases: la première, qui va de 1947 à 1980, correspond à sa période de formation et se caractérise par la variété des genres pratiqués. A partir de 1980, avec Levantado do Chão/Relevé de terre, l’écrivain, qui a presque 60 ans, s’affirme pleinement dans le panorama littéraire portugais et inaugure une nouvelle étape de son parcours, caractérisée par la relecture critique du passé.
Avant l’attribution du Nobel, en 1998, José Saramago connaît déjà une première consécration internationale avec Le Dieu Manchot (1982) dont l’intrigue se situe au XVIIIe siècle, sous le règne de Jean V, qui, pour accomplir un vœu, fait bâtir le fameux couvent de Mafra, aux dimensions démesurées. En même temps, le narrateur nous raconte l’invention clandestine d’une machine volante qui représente l’utopie. On trouve dans ce roman une figure extraordinaire de femme visionnaire, Blimunda, l’un des personnages les plus marquants de l’univers saramaguien, représentant une puissance féminine capable de subvertir les fausses valeurs imposées par la Monarchie absolue et par l’Inquisition.
En 1984, José Saramago publie l’un de ses meilleurs romans, L’année de la mort de Ricardo Reis, qui redonne vie à l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa et reconstitue les événements de l’année 1936 où l’on assiste à la montée des fascismes en Europe.
Deux ans plus tard, en 1986, lorsque le Portugal et l’Espagne rejoignent la Communauté Economique Européenne, le romancier fait paraître Le radeau de pierre, où il invente les conséquences d’une catastrophe naturelle, provoquée par une fracture géologique au niveau des Pyrénées, qui va séparer la Péninsule Ibérique du continent européen, avec toutes les conséquences, parfois cocasses, qui en découlent, transformant ainsi la péninsule en « radeau de pierre » qui vogue vers le sud, ce qui donne lieu à une intéressante réflexion sur l’ibérisme.
Le passé portugais inspire à nouveau l’écrivain dans L’histoire du siège de Lisbonne (1988) où l’action se développe sur deux plans, pour nous raconter le siège de Lisbonne par les Maures, au XIIe siècle, et les aventures d’un correcteur d’épreuves typographiques, vivant au XXe siècle, qui remet en cause l’écriture de l’Histoire et la prétendue « vérité » historique.
Le très polémique L’évangile selon Jésus Christ, paru en 1991, correspond à un nouveau virage dans le parcours littéraire de l’écrivain. Il y développe une réflexion férocement jubilatoire sur Dieu et la condition humaine. En quelque sorte, il passe du local à l’universel, inaugurant ainsi une troisième phase de son œuvre, dont la portée devient de plus en plus allégorique. Censuré tant par l’Eglise que par un obscur Secrétaire d’Etat à la Culture, l’écrivain décide alors de s’installer à Lanzarote, aux Canaries, avec sa nouvelle épouse, Pilar del Rio, journaliste espagnole, qui est aussi sa traductrice. C’est à Lanzarote qu’il disparaîtra en juin 2010.
Dans les romans publiés après L’Evangile, l’écrivain mobilise des thèmes très actuels et nous offre des allégories du monde contemporain pour dénoncer le capitalisme sauvage, la corruption, l’abus de pouvoir, l’injustice et l’aliénation, soulevant des questionnements intéressants qui concernent souvent la place et le devenir de l’individu dans une société où la Raison et les valeurs humaines de respect, de dignité et de solidarité semblent disparaître. Ainsi, L’aveuglement (1995) nous offre avec vigueur le portrait d’une société abjecte, dominée par la loi du plus fort, où l’on découvre cependant la générosité d’une femme salvatrice et l’humanité d’un chien qui pleure la disgrâce des hommes. Dans Tous les Noms (1997) c’est une quête au sein d’un univers extrêmement bureaucratisée qui se trouve au centre de l’intrigue, tandis que dans La Caverne (2000), nous avons à faire à un espace transformé par les lois du marché. La question éthique du clonage est posée dans L’Autre comme moi (2002). La notion de démocratie, vide de sens, traverse La Lucidité (2004), certainement le roman le plus politique de l’auteur, qui dénonce efficacement les manipulations, l’égoïsme, les mensonges et la corruption des puissants. Dans Les Intermittences de la mort (2005), le romancier mobilise encore une fois l’allégorie pour faire une satire des figures du pouvoir, en nous racontant, avec beaucoup de malice, un événement extraordinaire : dans un pays sans nom, la mort décide de se mettre en grève, offrant ainsi aux humains la concrétisation de leur rêve d’immortalité, avec toutes les conséquences désastreuses que cela implique. Les deux derniers romans de Saramago sont particulièrement marqués par l’humour. Dans Le Voyage de l’éléphant (2008), l’écrivain renoue avec la tradition picaresque pour nous raconter une parabole autour du périple d’un éléphant prénommé Salomon que le roi du Portugal Jean III décide d’offrir à son cousin, l’archiduc Maximilien d’Autriche. Les difficultés du voyage sont l’occasion de procéder à une virulente critique des institutions politiques et religieuses. Dans Caïn (2009), le romancier nous raconte avec beaucoup d’ironie le parcours du protagoniste, figure du Juif errant, après l’assassinat de son frère Abel, nous proposant une relecture surprenante de la Bible, considérée comme « un manuel de mauvaises mœurs ».
Par delà la variété et l’originalité thématiques, l’affirmation d’une voix, avec un style reconnaissable entre tous, le dénominateur commun de la fiction produite par José Saramago est, ainsi qu’il le souligne lui-même, « une réflexion sur l’erreur, sur l’erreur en tant que vérité installée et donc suspecte, sur l’erreur en tant que déformation intentionnelle des faits, sur l’erreur en tant qu’illusion des sens, mais aussi sur l’erreur en tant que mouvement nécessaire pour arriver à la connaissance ».
A l’intérieur de chacun de ces récits qui dessinent une trajectoire particulièrement riche, et, malgré la diversité des moyens mis au service de l’écriture, le romancier nous propose toujours une posture éminemment éthique où s’inscrit le sens profond de l’humain. Tout au long de son œuvre romanesque, José Saramago nous propose une déambulation où l’aventure du langage pense le sujet, l’Histoire et le monde. Il affirme toujours la nécessité de construire un avenir fondé sur la transformation du système social.
Dans Levantado do Chão/Relevé de terre, l’écrivain raconte un siècle d’histoire portugaise depuis la Monarchie jusqu’à la Révolution des Œillets, à travers la saga d’une famille paysanne, victime de l’oppression et de la misère – les Mau Tempo – donnant ainsi la parole aux grands oubliés de l’Histoire, ceux dont on ne parle jamais, qu’il a côtoyés au lendemain de la révolution des Œillets. Traversé par un riche intertexte biblique et épique, ce très beau roman est un hymne à la terre et au courage des hommes et des femmes qui se battent pour leur dignité.
Lors de son séjour à Lavre, Saramago a notamment connu João Domingos Serra, un paysan disparu en 1982 qui a écrit ses mémoires pour faire connaître à ses enfants ce que fut sa vie (Uma família do Alentejo, édité par la Fondation Saramago en 2010). Ce paysan va l’inspirer dans la création du personnage João Mau Tempo, qui a appris à lire et à écrire, et connait les prisons de la PIDE à cause de son engagement politique.
Le quotidien du latifundium est clairement marqué par la dualité que l’on peut lire dans le contraste entre riches et pauvres, mais aussi dans l’hypocrisie qui caractérise les tenants du pouvoir. Levantado do Chão est dédié à deux victimes du salazarisme, Germano Vidigal et José Adelino dos Santos, assassinés par la Pide. Ainsi, depuis la dédicace du roman, le lecteur est invité à se placer dans une triangulation entre l’Histoire, la fiction et l’idéologie.
Le récit commence avec une très belle référence au paysage d’Alentejo, beau et dramatique, déterminé par une organisation pyramidale dont le sommet présente une trinité constituée par les grands propriétaires, l’Etat et l’Eglise,tandis qu’à la base on trouve la masse paysanne, traditionnellement victime de la misère. Pour raconter cet univers, Saramago mobilise la culture populaire et la tradition orale, mais il utilise aussi l’ironie pour parler des prêtres qui s’appellent toujours Agamedes, ou les grands propriétaires dont les noms se terminent tous de la même façon (Bertos, Norbertos, Dagobertos, etc). De la même façon, les représentants de l’ordre portent des noms ridicules (“tenentes Contentes” “sargentos Armamento, Escarro ou Escarrilho”). Le narrateur raconte la répression qui s’abat sur les paysans qui se battent pour obtenir des salaires plus dignes mais il évoque aussi l’émancipation de certaines femmes qui refusent la passivité et luttent à côté des hommes. Son regard s’attarde sur les fourmis qui assistent à la torture appliquée à Germano Santos Vidigal, dans une scène assimilée à un épisode biblique, celui de la crucifixion.
Tout le roman dénonce la violence et nous donne à lire l’évolution de la condition paysanne à Alentejo, depuis la Monarchie jusqu’aux années 70, par le biais d’une voix profondément engagée.
Forme de résistance contre le totalitarisme, l’aveuglement et la clôture, l’œuvre de José Saramago est, de toute évidence, un remarquable instrument d’exploration du réel et d’analyse de la société qui aiguise notre sens critique et nous aide à mieux comprendre le monde qui nous entoure, car, « La littérature ne permet pas de marcher, [mais] elle permet [au moins] de respirer » (Barthes). C’est cette respiration profonde du monde que nous offre la fiction de José Saramago, faite de lucidité, de colère et de sérénité, mais également empreinte de générosité et de confiance dans un monde plus humain.
article issu du site Une saison de Nobel, consulté le 9 juillet 2016