The Great Tamer, un monde à rêver
Sur le chemin du retour de The Great Tamer de Dimitris Papaioannou, on se dit qu’il ne faudrait pas écrire. Parce que les mots ne peuvent pas rendre compte de la beauté fragile de ce monde à rêver qu’il nous offre et nous fait partager pendant presque deux heures. Parce que tenter de circonscrire par les mots une émotion esthétique est une entreprise perdue d’avance.
La poésie réside dans les choses insignifiantes ou dérisoires, comme lorsqu’on regarde un enfant jouer avec un caillou, une brindille.
Reprendre les mots du chorégraphe grec pour ne pas y substituer les siens, plus maladroits sans doute, encore troublés par la surprise et le plaisir de sentir se mêler en soi des imaginaires esthétiques lointains appartenant à l’histoire de l’art et une poésie du quotidien. Ne pas écrire, ou du moins ne pas chercher à organiser selon des logiques syntaxiques, analytiques ou littéraires ces corps et ces regards des dix interprètes du chorégraphe grec. En particulier le regard de cet homme qui se tient allongé sur le plateau alors que nous entrons dans la salle et contemple l’absence de nuage dans les cintres. Lorsqu’il se lève et prend place dans les deux chaussures noires fixées à l’avant, c’est vers nous qu’il pose un regard tranquille, esquissant parfois un sourire. Quelques instants plus tard, alors que le spectacle commence, son corps nu sera tour à tour recouvert d’un voile mortuaire et révélé par le souffle d’un panneau qu’on laisse retomber au sol. N’en rien dire de plus.
Il faudrait ne pas écrire pour ne pas rattacher chacune des images et chacun des instants à des références précises, pour leur laisser la liberté de ne pas être domptés et de flâner encore dans l’imagination du spectateur. En cherchant comment ne pas écrire, les images reviennent pourtant, dans le désordre et tissent entre elles des échos, des reflets déformants plutôt que des liens logiques – façon de rejouer ces actions d’excavations qui structurent le spectacle sur notre propre mémoire de spectatrice.
Ces images déformées, ce sont celles d’un monde où les corps se défont, s’assemblent, s’autopsient avant d’être servis pour un dîner improvisé, sont enterrés puis excoriés du sol par des cosmonautes. Où les corps sont des statues grecques que l’on fait avancer avec des souffles, des statues que l’on brise en les prenant dans ses bras pour libérer un adolescent qui, dans son jogging trop grand, nous remercie alors d’une poignée de main et s’en va tranquille. Un monde où des racines poussent aux semelles de chaussures qu’il faudra alors planter dans des grands pots. Un monde où pour planter un champ de blé, on envoie telles des flèches des épis qui se figent dans le sol recouvrant le corps d’un homme nu, épis que l’on ramasse ensuite avec patience et que l’on dépose en gerbe dans un pot. Un monde encore où la nudité se défait encore de lambeaux de peau pour nourrir ceux qui se tiennent à genoux autour d’elle. Un monde où à la vitalité de ces corps de danseurs équilibristes, où à la beauté des reflets de l’eau sur la jeunesse d’un corps fait écho un squelette sorti du sol qui viendra, sous l’action de la gravité, compléter une vanité déposée au seuil du plateau.
Déposer alors sa propre vanité d’écriture et s’arrêter là.