The Last Supper, d’El Attar | Esquisse d’une scène interrompue
Avignon 2015
La Cène est au Caire. Quelques mois – semaines, ou jours – avant le soulèvement de la place Tahrir, des figures de la bourgeoisie se retrouvent pour dîner : on parlera avec insouciance d’affaires et du monde comme il va et comme il est, comme il sera pour toujours tant qu’on y veille et que le peuple, « cette vermine », leur reste soumis. La scène dressée par l’Égyptien Ahmed El Attar rejoue faussement la scénographie du Dernier Repas comme un contre-feu : le miroir qu’il tend pourrait s’offrir comme une satire qui joue entre caricature politique et description réaliste. Reste la question de l’adresse et de sa portée : à Avignon, à distance du Caire et de la Révolution dont on sait amèrement les devenirs actuels, cette courte proposition ébauche une forme et la referme, avance un propos qui immédiatement se retire, lance un geste qui s’arrête au moment où il va franchir. Cette prudence pourrait être sa force, et sa faiblesse : c’est aussi une part de sa belle énigme.
Fable politique ou satire sociale ?
« The answer, my friend, is blowin’ in the wind » – les paroles de Bob Dylan s’affichent à l’ouverture de la pièce pendant qu’à l’avant-scène on achève la prière : le lyrisme politique de Dylan qui porte le souffle de la révolution des droits civiques est-il un leurre, ou comme un fantôme qui menace ? Au loin, le souffle des insurgés est une réponse, mais à quelle question ? Du peuple comme force, on n’en entendra pas plus : El Attar donnera la parole à ceux qui l’ont déjà, ces notables qui possèdent l’argent et les armes, les terres et le pouvoir. Le dîner est une fable, presque une métaphore : quand les sofragis apportent les plats, c’est la tête d’un veau qui semble la dépouille du peuple livré à l’appétit de ceux qui s’en partagent les restes.
Alors, fable politique ? Ce serait trop dire. Les références à cette histoire en mouvement sont allusives ; ici, on évoque une « vague » populaire qui bientôt s’apaisera ; là, on regrette l’indocilité de certaines femmes égyptiennes. Mais ce qui s’écrit en 2013, porte sur 2011, s’entend en 2015, pourrait tout aussi bien s’ajuster à cet ordre immuable qui en Égypte règne et semble perdurer : des dominants qui assoient l’arrogance de leur pouvoir comme une loi naturelle. De toujours et de jamais, la fable ne parle de Tahrir qu’avant et après : et la dernière cène avant la fin l’est dans la mesure où cette fin n’en finit pas d’arriver et de ne pas réussir.
Satire sociale alors ? C’est ici que le spectacle inscrit sa dangereuse et vertigineuse adresse : à un public cairote, bourgeois et distingué, il retourne contre lui le reflet de sa vacuité. Les paroles qui sont tenues sont la reproduction quasi documentaire de l’ordre réel des choses : et cette tautologie, par force clin d’œil aux réalités sociales, Instagram et selfie inclus, porte la contradiction tranquille de cette société qui voudrait croire son modèle inégalable, mais regarde vers l’Occident avec envie son marché et son argent, la société de consommation comme synonyme d’organisation politique et morale, où le seul pouvoir que les citoyens du Monde Libre paraissent réclamer désormais est le pouvoir d’achat.
Mais ces types qui se mettent à table et avouent sans qu’on les pousse vraiment leurs bassesses et leur fatuité, qui s’arrogent tous les droits et les pouvoirs, gonflés d’orgueil et de mépris, comment ne pas les mépriser ? El Attar raconte combien les spectateurs reconnaissent des proches, ou se voient eux-mêmes dans ce tableau que la caricature maintient à distance du manifeste. Car si castigat ridendo mores, c’est parce que le rire rend la leçon à la fois acceptable et moins féroce. Au juste, quand le pouvoir au Caire concède cette forme, c’est peut-être aussi parce qu’El Attar concède à sa forme un excès qui le protège : la caricature désigne les bassesses, mais avoue par définition qu’elle est loin de la réalité, et perd de son efficacité sociale et politique. Pourtant à Avignon, le miroir que cette scène nous tend est plus complexe : fascinée par les réseaux sociaux et les villes occidentales, la bourgeoisie cairote possède mêmes codes et mêmes références qu’à New York, Londres, ou Paris qui sont ses modèles. Dans ces regards croisés, impossible de ne pas se voir complices d’un way of life mondialisé, standardisé, connecté. Le virtuel possède ces facultés : rendre réel des usages communs, des solidarités actives et serviles.
La Cène théâtrale
Mais El Attar n’est ni polémiste ni moraliste. « Je ne ressens ni n’exprime aucune haine à l’égard de cette classe [la haute bourgeoisie cairote], mais j’observe que ses représentants vivent dans une bulle ». Excès de prudence ? Complicité coupable ? Lâcheté [[On dira seulement que El Attar a le courage de poursuivre son travail au Caire, malgré les oppositions et les dangers, et que sa proposition est en soi une façon de dialoguer avec son temps – que son existence rend certes sa portée politique fragile, mais qu’elle rend possible aussi un espace de pensée et, a minima, de résistance.]] ? Plutôt geste tout entier pris dans le spectacle, et c’est ici que plus sûrement cette scène porte. Car sa scénographie pourrait sembler celle d’une installation [[Dette à Shirley Niclais]] où s’inscrit le politique de sa proposition. Dressant une table comme une coupe verticale, il fait signe vers les représentations du Dernier Repas du Christ à la Renaissance en dépouillant cette image de toute inspiration religieuse – n’en déplaise à la présentation rédigée dans le programme du spectacle par le Festival. C’est plutôt l’exposition d’une adresse interceptée qu’El Attar travaille, traverse, et dans laquelle il fraie et fissure les codes de la représentation à la fois théâtrale et sociale.
Alignés côte à côte, les acteurs sont renvoyés à la singulière solitude de leur personnage qui en fait des figures pures de leur drame : drame de leur narcissisme ridicule ou de leur orgueil toujours déplacé. La polyphonie qui bien souvent se met en place fait se chevaucher les dialogues – et comme l’écran de surtitre ne peut supporter qu’une parole à la fois, c’est parfois la moitié de la scène qui nous échappe. Peu importe : ce qui se dit est stérile, on échange ainsi seulement du vide par-dessus le précipice de l’Histoire ou comme sur le fil que dresse la table entre eux, qui les relie et les isole. Du Shopping, des Affaires, des Gosses, ou du Chic de porter le voile, on n’entendra que le bavardage insolent de bêtise, et bouffi de l’importance que chacun se donne ; rien d’autre. « Le texte est extrêmement dense, dit justement son auteur, mais il n’a aucune importance. On ne cesse de parler, mais on ne dit rien. » Et de se surprendre à quitter des yeux les paroles affligeantes qui s’échangent pour regarder ce qui plus sûrement est en jeu dans ce théâtre : la chorégraphie de corps excités, mais immobiles sur leurs chaises ; ou la fixité bouillonnante des employés de maison, nourrice ou serveurs, esclaves résignés, épaules voûtées, jeu d’une densité féroce, invisible, mais lisible. Ou la fuite d’une minuscule tortue qui s’échappe de scène, sublime et ultime allégorie.
Et puis, il y a ce ressort de l’absence, de l’absente : on attendra durant toute la pièce que vienne la Mère, qu’on appellera régulièrement en vain – et dont le mystère tient en partie de la politique du retrait que met en place cette scène : cette absence, il nous faut en rêver les raisons. Refus révolutionnaire de se mêler à ces porcs ? Désinvolture coupable tandis qu’elle est tout à sa toilette ? Ou fuite, suicide pourquoi pas, évanouissement, endormissement ? Ou rien de tout cela, simple délire d’un spectateur qui voulant faire feu de tout bois face au vertige vain des paroles, rêve son propre rêve.
Bien sûr, il y aura des moments d’intensité relative dans cet ennui des paroles creuses : des crises qui seraient le passage obligé de ces scènes de repas de famille, dont on devine qu’il est aussi un genre à part entière, un code exposé comme tel aux spectateurs du Caire. On s’interpellera, on feindra les fâcheries ou les vexations, vite oubliées. Mais ces crises sont comme l’affleurement à la surface de remous plus profonds et surtout des occasions pour le metteur en scène de se saisir de son propre geste. Ainsi quand l’un des jeunes hommes se souviendra avec délice des bonnes qu’il détroussait, et qu’elles aimaient cela, dans le fond, comme toutes les femmes, finalement – obscénité misogyne insupportable qui effraie même les convives, mais qu’on évacue : le jeune homme est artiste, dit-on, et il exagère, évidemment, pourquoi le croire ? Ou comment El Attar convoque le réalisme abject qu’il met en place et répudie dans le même temps sa propre théâtralité caricaturale. Stratégie ? Ou, de nouveau, leurre ?
La deuxième crise est plus éclatante : c’est à la fin du spectacle, le renvoi d’un des employés coupables d’un geste brusque sur l’enfant d’un notable, qui le brutalisait. Le Père rend la justice, et dans sa miséricorde lui épargne les coups de bâton (ou pire) et le congédie. Et le sofragi d’en être reconnaissant. Dans cette sortie de scène, c’est toute la défaite sociale de la soumission, mais aussi tous les germes de la colère semés : et toute l’interruption d’un théâtre qui s’arrête aux portes du salon feutré – interruption qui pourrait à bien des égards qualifier ce geste jusqu’à figurer dans la dramaturgie même : quand un serveur apporte un plat, tandis qu’il s’avance, la scène est plongée dans une obscurité rouge sang, et les notables se figent comme un tableau mort-vivant – dynamique étrange d’un dîner où l’action est un arrêt, et les discours une machine qui tourne à vide. La sortie de l’employé de maison rend finalement difficile la poursuite du repas – qui viendra nourrir les notables ? La dramaturgie se replie sur l’allégorie politique en l’exécutant : et s’accomplissant, s’achève.
Esquisse d’un prologue, ouverture d’un épilogue
Car rapidement après cette scène, le spectacle s’est terminé. Une heure à peine, rapidement conduite et éconduite. Une esquisse à peine, une proposition qui à la fois ennuie et dont l’ennui même appelle tant il violente ; mais une heure, minuscule et fragile, alors qu’on se trouvait peut-être face à la matière vive d’une fresque plus puissante, de personnages dont on pressentait contradictions et violences, d’une scène politique et morale avec ces champs et contre-champs, hors-champs et monde. Mais El Attar n’a pas le projet de Krystian Lupa. Le sien est de dresser une table où il s’agit moins de servir les plats de l’Histoire que de lever des regards qui nous font face.
Last Supper reste intraduit. Le Dernier Repas, La Dernière Cène ? Avant quoi ? « Parce que ça suffit », dit El Attar. Cet épilogue pourrait bien être un prologue. Que le théâtre refuse de raconter ce qui arrive tient à sa dignité autant qu’à sa prudence : à l’Histoire non d’écrire cette histoire des soulèvements que cette scène appelle absolument, mais de les accomplir, et de tout emporter si elle l’ose. The answer, my friend, is blowin’ in the wind.